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O de Dardel

Otto de Dardel
par son fils Étienne

Comme beaucoup de Neuchâtelois de sa génération, mon père avait tendance à féminiser l'article indéfini devant une voyelle. Il disait: "je mangerais bien une œuf". L'un de ses amis qui m'enseignait le latin et le grec au collège, nous racontant le passage des Alpes par Hannibal, avait prononcé une phrase fameuse: "L'on vit arriver une éléphant qui portait une homme, lequel ressemblait à une aigle bien qu'il n'eût qu'une œil". Cette bizarrerie neuchâteloise a, je crois, disparu, mais c'est en pensant à mon père que je commence ces mémoires d'une âne.

Mon père était un enfant lorsqu'il se cacha sous la table, à Vignier, effrayé par les grandes bottes des cuirassiers de l'Impératrice arrivant exténués a Saint-Blaise, tristes débris de l'armée Bourbaki.

J'étais le septième de ses enfants et il m'a toujours paru vieux alors qu'il avait quarante ans à ma naissance. Il était grand, assez fort, rouge de teint et blanc de cheveux. Sa moustache était blonde et légèrement gauloise. Il avait les mains fines et l'œil bleu. Il portait des lunettes de fer, proches parentes de celles de Proudhon qu'il avait sans doute admiré lors de sa plongée dans le socialisme, à 20 ans.

Je ne l'ai jamais vu malade, sauf les dernières années, d'une maladie que je connais bien et qu'on ne savait pas soigner à cette époque. Cependant, sa santé avait donné des inquiétudes dans les années 1880 et ses parents, selon une coutume excellente de ce temps, l'avaient envoyé en Espagne pour se fortifier. D'une lettre du 21 octobre 1891, je tire ce raccourci:

Je suis né dans le canton de Neuchâtel en mars 1864. Toute mon enfance, ma santé a été mauvaise. Je n'ai aucun métier ni grade universitaire. Cependant, j'ai suivi les leçons du Collège Latin, puis des cours de philosophie, de littérature et d'histoire à l'Académie de Neuchâtel. J'ai étudié ensuite le droit aux universités de Berlin et de Munich, en sorte que je comprends bien la langue allemande. J'ai appris aussi passablement d'espagnol à Séville où j'ai passé tout l'hiver 1886-1887. Je suis allé m'établir à Paris où j'ai encore mon domicile et dont je ne suis sorti que pour les mois d'été, sauf l'hiver dernier où j'ai été à Londres. Depuis mon voyage en Espagne jusqu'au début de cette année, ma santé étant devenue bien meilleure, j'ai pu me consacrer à un travail littéraire que je pensais devoir être l'occupation et le but de toute ma vie. Mais l'hiver passé, un changement total est survenu en moi. Toutes mes aspirations se sont tournées du côté du Christ et j'ai dû renoncer à un travail conçu dans un esprit hostile à l'idée chrétienne.

Maria UgglaIl s'était en effet établi à Paris en 1887. Son ami Robert Godet l'avait introduit dans les milieux du journalisme et de la littérature. Il y rencontrait Raoul Ponchon, Verlaine, Jules de Brayer, Debussy et autres artistes. Mais il semble qu'il ait compris assez rapidement ce que ce monde avait souvent de vain et de superficiel. L'atmosphère de sa famille et son enfance maladive l'avaient sans doute poussé à la méditation. Quoi qu'il en soit, l'influence d'une Suédoise aux cheveux noirs qu'il avait rencontrée à Neuchâtel chez Frédéric Godet, père de Robert, Philippe, et de la Bible Annotée, avait été déterminante. Brusquement, il tourna le dos à la vie parisienne et se jeta à corps perdu dans l'évangélisation. D'abord humblement comme professeur aux asiles Pasquet de Ferney-Voltaire, puis, revenu à Paris en 1892 à la rédaction du Signal, enfin à la Mission Mac All dans la banlieue de Paris.

Cette Suédoise, Maria Uggla, l'avait aidé dans cette rude bataille contre l'insouciance et la facilité. Ils s'étaient mariés à Stockholm. Ensemble, ils avaient lutté, prié et pour finir décidé de retourner à Neuchâtel. Cette période intense et tourmentée, mais heureuse, avait fait de lui un homme nouveau.

Ce Neuchâtelois peu ordinaire revint donc à Neuchâtel en 1893 avec sa femme et sa fille, Maria, née à Meudon. C'était un journaliste de 29 ans, ayant voyagé et débarrassé des petitesses provinciales et des préjugés de sa classe. En fait, il sortait tout ruisselant d'une tempête. Et pour tomber dans une autre: sa femme mourut brutalement la même année, à l'âge de 25 ans, après un, atroce intoxication provoquée par une seconde grossesse. Il fallait être solide pour résister à tout cela. Solide et docile à la volonté de Dieu. La richesse spirituelle qui était en lui et que sa femme avait fait épanouir était devenue un arbre puissant. Mon père était armé de courage moral et d'indépendance d'esprit. Une seule certitude: le salut par Jésus-Christ. D'où sa conduite absolument rectiligne: bonté, sens social; travail opiniâtre et respect d'autrui. Avec ça, une admirable politesse.

Georges-Alex Depuis plus de 150 ans, la Suède a joué dans notre famille un rôle étonnant. On ne parle pas de sa généalogie mais il faut tout de même en dire un mot pour comprendre cette histoire qui commence pendant le Blocus Continental. Fils d'un vénérable pasteur de Neuchâtel, mon arrière grand-père Georges-Alexandre, capitaine au régiment Meuron au service du roi d'Angleterre, et qui avait guerroyé aux Indes, faisait partie, en 1808, d'une mission envoyée en Scanie pour acheter des subsistances. Le voilà qui tombe amoureux d'une Suédoise, jeune veuve d'un amiral de la flotte. Ce mariage devait, de générations en générations, être suivi d'une quinzaine d'autres entre la Suède et notre famille, unions rafraîchissantes et assez réussies, je dois dire. Mon père était le filleul d'un prince de Suède et son père, mon grand-père était surintendant de la Cour de Suède et commandeur de l'ordre de Vasa. Grâce à Napoléon, le sang suédois coule donc largement dans nos veines puisque mon père, dont la grand-mère était suédoise, avait lui-même épouse une Suédoise, puis une seconde, Vivi Burén, brune également et amie de la première.

"Bis repetita placet".

Vivi BurénL'émotion me gagne quand je pense au destin de ma mère, née dans la province du Vermland[1], ayant étudié à Stockholm, en Allemagne, à Neuchâtel chez Frédéric Godet, puis épousant mon père, chargé d'une fille, et lui donnant encore six enfants. Tombée en 1895 d'un pays encore résolument aristocratique dans le village de Saint-Blaise où régnait la bonhomie populaire et confédérale, où beaucoup de femmes tutoyaient leur mari et où la politique locale, foncièrement démocratique, jouait un rôle important. Il lui a fallu toute la fermeté d'une bonne race pour faire face à sa tâche jusqu'à 92 ans. Sans parler de sa vigueur spirituelle si bien accordée à celle de son mari. C'est elle qui a prononcé pour la première fois chez nous le nom de Kierkegaard qu'elle lisait en danois. C'est à elle que nous devons – entre beaucoup d'autres choses cet amour, ce plaisir de la musique, privilège d'un grand prix et inaliénable.

Mon père s'établit donc à Saint-Blaise, reprenant son métier de journaliste, métier absorbant, ingrat, riche en conflits et en déceptions. "La Suisse Libérale" est un petit journal au tirage maigre, aux moyens limités, à l'audience restreinte. Apparenté politiquement à la "Gazette de Lausanne", au "Journal de Genève", aux "Basler Nachrichten", il défend le libéralisme et le fédéralisme. La tradition, oui, mais pour étayer l'avenir. Il combat pour la justice et la vraie démocratie. Le Parti Libéral est à Neuchâtel un parti conservateur mais mon père, rentrant d'un long apprentissage à l'étranger, et surtout à Paris, ne se laisse dominer par personne. Ni les aristocrates du Canton, ni les industriels n'auront de prise sur lui. Cet humble journal lui servira de tribune en attendant de monter à celle du Parlement. Publiciste, polémiste, pamphlétaire, il lance des idées, attaque sans relâche. C'est un novateur. Mais attention: il n'a pas la "tripe républicaine" à la manière d'Édouard Herriot. Son autorité vient de sa valeur morale et de sa distinction.

À nous qui en avons tant vu, cette période "d'avant 14" nous semble l'image de la paix, le règne de la stabilité politique, économique, monétaire. Certes, il y a eu, entre autres, Fachoda, l'affaire Dreyfus, Port Arthur, Agadir et la guerre des Balkans. Mais en Europe occidentale et surtout en Suisse, rien ne bougeait. Rien ne bougeait de ce qui aurait dû bouger aux yeux et selon le cœur d'un homme intègre et passionné de justice démocratique. C'est ainsi que mon père s'est lancé dans des entreprises inattendues:

La coopération; cette forme épicière de la mutualité ou les bénéfices de l'exploitation sont répartis entre les consommateurs associés.

La séparation de l'Église et de l'État. Il fut battu et démissionna du Grand Conseil de Neuchâtel où il siégeait depuis 1898.

Le crime du Congo, sombre histoire.

Le massacre des Arméniens par les Turcs.

L'affaire Ferrer, bien oubliée aujourd'hui. Francisco Ferrer était un libre-penseur espagnol fusillé en octobre 1909 dans la citadelle de Montjuich, pour rébellion. Il a sa statue à Bruxelles que j'ai découverte par hasard il y a une vingtaine d'années. À Saint-Blaise, j'ai découvert aussi une petite brochure que mon père avait publiée en 1910 pour la réhabilitation de cet anarchiste repenti, fondateur de la Ligue Internationale pour l'Éducation rationnelle de l'Enfance dont Anatole France était président d'honneur. Je viens de relire ce texte vigoureux: refus de l'intervention de l'Église dans les conflits d'ordre économique, mais toute liberté pour émettre des vœux "lorsque la justice et l'humanité seules sont en cause". Sujet des plus actuels.

Deux autres campagnes ont été plus importantes et encore plus révélatrices de la pensée de mon père:

La première fut son combat pour le suffrage féminin. Il me semble que ce qu'il avait vu en France, en Espagne, en Algérie où il avait passé quelques mois, et aussi – soyons justes – en Suisse sur la condition inférieure de la femme, l'avait poussé dans cette voie. Mais aussi, dans le sens positif, ce qu'il avait découvert, par ses deux mariages, sur le rôle éminent que les femmes peuvent et doivent jouer en toutes circonstances. Il se lança en "enfant perdu" dans cette lutte inégale où il trouva peu de partisans. La résistance fut opiniâtre, surtout dans les Cantons alémaniques. Ce n'est qu'en 1971, 44 ans après sa mort, que les femmes suisses obtinrent le droit de vote en matière fédérale et malgré les efforts désespérés d'une curieuse "Association des femmes suisses contre le suffrage féminin". Tous les pays civilisés, et même les autres, avaient sauté le pas depuis longtemps.

La seconde. "On a ouvert des fontaines empoisonnées sur la place publique". Cette phrase percutante est tirée d'une "Lettre du Comité suisse de L'Initiative contre les maisons de jeu à MM. les membres de l'Assemblée Fédérale datée de novembre 1916. Déjà en 1911, mon père qui présidait ce comité suisse avait publié une première brochure intitulée "L'article 35 de la Constitution Fédérale et les tripots". En droit, l'affaire était claire. Cet article 35 interdit formellement les maisons de jeu. Mais par une interprétation extensive et toutes sortes de finasseries, la loi était restée lettre morte. Les Kursaals et autres cercles faisaient d'excellentes affaires. La roulette et les autres jeux de hasard ouverts au public ne cessaient de faire des ravages financiers et moraux dans la population. Ici, je cède la parole à mon frère Georges en citant un discours qu'il a prononcé en 1955 à la Compagnie Suisse de Réassurances:

Seul mais déterminé, aidé d'une poignée d'amis dispersés dans les cantons, avec des moyens matériels d'une modicité ridicule, mon père demandait que les faits fussent mis d'accord avec le droit et il lançait la première initiative populaire contre les maisons de jeu. J'avais le privilège de le seconder dans ces travaux. Il fallut rassembler et compter les 102.000 signatures. Et puis, un jour ensoleillé qui était la récompense d'un long effort, nous montions dans le train de Berne, mon père, un autre frère et moi et nous déposions les lourds ballots de signatures à la Chancellerie Fédérale, contre bonne quittance. Sur quoi nous déjeunâmes à l'Exposition Nationale. C'était en 1914.

Voir un simple citoyen et ses deux fils transporter eux-mêmes à bout de bras, les listes de signatures d'une initiative populaire, c'est l'image exaltante d'un robuste esprit civique. C'est ça, la démocratie.

Naturellement, les directeurs de salles et les croupiers se défendirent. Mais l'affaire fut soumise au peuple en 1920 et, malgré le Conseil Fédéral, le nouveau texte de l'article 35 fut accepté à la double majorité des votants et des Cantons. Victoire de courte durée. En 1926, contre-offensive des exploitants appuyée par le Conseil Fédéral.

Nouvelle campagne.En décembre 1927, l'affaire des Jeux revient pour la cinquième fois devant le Conseil National. Le professeur Logos, de Genève, donna lecture du discours que mon père avait préparé pour ce débat: il était mort depuis une semaine. Ce discours posthume se terminait par ces mots: "Le peuple suisse dira si, chez nous, on peut tout obtenir avec de l'argent". La réponse du peuple a été négative, la contre-initiative rejetée et le Conseil Fédéral battu une fois de plus en 1928.

Otto de Dardel avait été élu député du Canton de Neuchâtel au Conseil National, à Berne: les électeurs appréciaient son courage moral. C'était en 1917, année trouble dans une Europe déchirée, haletante: désastres, massacres, scandales, mutineries et révolutions. Il venait de publier une brochure intitulée "Idéal suisse et neutralité" où il réclamait du Conseil Fédéral plus de dignité, de franchise et de fermeté. Il avait peu de tendresse pour les Allemands. La neutralité? d'accord mais dans la loyauté. "Corruptio optimi pessima". Ce pamphlet avait fait quelque bruit et avait rameuté tous ceux qui ne voulaient pas se laisser aller au défaitisme.

Il trouva donc aux Chambres Fédérales la tribune qui lui revenait, l'audience et les responsabilités qu'il avait toujours souhaitées. Il avait 54 ans. Le travail parlementaire le passionnait. Il se fit rapidement des amis car sa courtoisie et sa fermeté en imposaient à tous. Il se sentait heureux au milieu de ses collègues des cantons romands, les Meuron, Bonhôte, Rabours, Montenach, Evéquoz, Cérenville et autres, sans oublier Gustave Ador, conseiller fédéral en 1918 et grand-père de mes cousins Barbey.

On vote beaucoup dans les Cantons suisses. Le journaliste et chef de parti que fut mon père en a su quelque chose. Président de la Commune de Saint-Blaise, membre du Grand Conseil à Neuchâtel et député à Berne, il devait mener chaque année une campagne pour les élections communales, ou cantonales, ou fédérales. Sans préjudice des nombreuses votations populaires qui ornent les calendriers helvétique et neuchâtelois. Travail harassant qui exige une rare combativité. Je l'ai mieux suivi pendant ses dernières années. Je l'ai vu au Grand Conseil, debout et virulent, ripostant aux attaques de ses adversaires d'une voix proche de la colère. Je l'ai entendu dans des réunions populaires où il parlait en fin de soirée. Il partait sur un mode tranquille et parfois assez gai. Il exposait le problème, défendait sa doctrine, démontait celle des autres, mais toujours dans la vérité et dans un langage simple et direct. Il s'échauffait peu à peu. Il devenait plus mordant. Je l'entends encore:

À blanchir la tête d'un nègre,
Barbier, tu perds ton savon!

Le public le suivait mot à mot, impatient d'applaudir et tout finissait dans une bruyante manifestation d'approbation. J'ai lu ses articles, ses discours, ses conférences que ma mère recopiait le soir de sa ferme écriture. Je l'ai vu dans des colères bleues qui soulevaient dans sa joue un petit muscle agité de pulsions violentes. Je l'ai vu au village ou à Neuchâtel fêtant une victoire avec ses militants. Je n'oublierai pas non plus sa dignité dans la défaite. Il rentrait à la maison pour écrire son article du lendemain. Il expliquait ce qu'il avait voulu faire, ce qu'il avait espéré. Ses arguments n'avaient pas porté, ses concitoyens n'avaient pas compris. Il s'interrogeait sur les causes de son échec. Loyalement et presque humblement il s'inclinait devant le verdict du peuple. C'est ça aussi, la démocratie.

Rien de tout cela n'aurait été possible s'il n'avait pas été un disciple du Christ. L'homme politique n'allait pas sans l'homme d'église. On a vu plus haut que sous l'influence de sa première femme, il avait lâché la littérature pour prêcher l'Évangile. Toute sa vie, toute sa carrière en ont été marquées, et surtout sa vie politique. À Neuchâtel, il devait prendre une part croissante et de lourdes responsabilités dans les affaires de L'Église Indépendante Neuchâteloise dont il présida le conseil exécutif de 1914 à 1922. Ce conseil, appelé Commission Synodale, se réunissait chez nous dans le bureau de mon père et en été sous la tonnelle. À quatre heures, nous apportions du thé et des tartines de pain de seigle qui disparaissaient avec une étonnante rapidité. Il lui incombait de rédiger chaque année le "Mandement" destiné à être lu dans toutes les paroisses du Canton le dimanche du Jeûne Fédéral. C'est là un genre difficile à égale distance de l'examen de conscience, de l'exhortation et de la profession de foi. Il disait les choses avec simplicité et bienveillance.

Car sa bonté était grande. Un jour, une violente cabale se forma contre notre pasteur dont un fils avait engrossé une fille du village. Devant ce désastre moral et religieux – à cette époque, le pasteur décida d'aller voir mon père qui était président du Conseil de Paroisse. Nous avons su bien plus tard que lorsqu'il était entré, plein de confusion, dans le bureau de mon père, ce dernier s'était levé et, ouvrant les bras, l'avait embrassé.

Tous les jours, au petit-déjeuner, il faisait le culte de famille à la salle à manger, lisant la Bible et marquant de son ongle le verset où il s'était arrêté. Je me rappelle parfaitement le ton de sa voix lisant la Lettre aux Hébreux:

Or la foi est la ferme assurance des choses qu'on espère, la démonstration de celles qu'on ne voit pas. C'est par la foi qu'Abel ... c'est par la foi que Noé ... c'est par la foi qu'Abraham...

Toute ma jeunesse, je l'ai vu, dès 7 heures 50, cramponné à son bureau pour rédiger et corriger ses textes. L'après-midi, il montait à pied à Chaumont ou allait voir Philippe Godet à Voëns sur Saint-Blaise, ou bien ses oncle et tante Perregaux à l'Abbaye de Fontaine-André. Marchant solitaire dans les vignes ou dans les bois, tel François Villon scandant ses ballades sur les routes de France, il retournait les problèmes dans son esprit, classait ses arguments, charpentait son discours, trouvait la formule heureuse. Rentré chez lui, il dépliait "Le Temps", grand journal à tous égards, qui contribuait à maintenir la dimension internationale de ses préoccupations. Chaque année sonnait à la porte un monsieur compassé, c'était son chemisier de Paris. Il lui commandait douze chemises de soie écrue beige à col souple que fermait un cordonnet.

Il avait trouvé le temps, vers 30 ou 40 ans, d'écrire quelques nouvelles, entre autres "Mimi mes amours", et au moins un roman que j'ai intitulé "Le chemin muletier". Ces deux histoires se passent à Saint-Blaise et au Valais. On y trouve cette droiture foncière, ce combat pour vaincre le malheur et la détresse. Mais aussi la plénitude du bonheur enfin retrouvé.

Interrogée en classe, au Gymnase Cantonal de Neuchâtel, sur la profession de son père, ma sœur Maria répondit: "Il lutte contre les francs-maçons". Une boutade, partiellement vraie. Il n'avait qu'une tendresse assez faible pour la franc-maçonnerie, mais il combattait bien autre chose: les passe-droits, les abus de pouvoir, les puissances d'argent. C'était un homme libre, un homme responsable. L'un ne va pas sans l'autre. C'était un journaliste, un vrai. Son style était solide, mordant ou familier, toujours courtois. Son désintéressement, les causes qu'il avait défendues et la chaleur qu'il y avait mise, lui avaient valu un respect unanime.

C'est un soir de novembre 1927, à Neuchâtel, alors qu'il venait de prononcer un dernier discours, que la mort le frappa d'un seul coup. Ma mère et mon frère Georges étaient dans la salle. Le docteur Jacques de Montmollin, père d'Antoinette Terrisse, sortit son canif pour faire une saignée. Peine perdue. J'ai relu les articles nécrologiques publiés dans la presse. Le meilleur, le plus sobrement élogieux, était celui de ses adversaires socialistes de "La Sentinelle" où je lis: "On ne le vit jamais faiblir, hésiter ou reculer". En revenant du cimetière, où le bouleau de sa tombe est devenu un grand arbre, nous avons vu derrière nous un vieillard à barbe blanche. C'était Robert Godet, le compagnon des jeunes années parisiennes. Il vint passer un moment à la maison. Après quarante ans de silence, les deux amis s'étaient retrouvés, a l'enterrement de Philippe Godet, je crois, et ils avaient passé toute une nuit à échanger leurs souvenirs et leurs idées.

De ce qui précède, n'allez pas croire que mon père était un homme austère ou chagrin. Il n'avait rien d'un dévot ou d'un doctrinaire. Il fuyait comme la peste le piétisme, les abstractions, les idées reçues. Certes, je l'ai vu tragiquement préoccupé aux heures sombres de la guerre. La vie d'un journaliste est épuisante. À plus forte raison celle d'un homme public chargé d'affaires difficiles, doublé d'un homme d'église. Mais les questions spirituelles et le sérieux dans l'action n'excluent pas la gaieté, au contraire. Son sourire révélait une grande bonté. Sa culture lui faisait voir le comique des situations. Il aimait à plaisanter avec ses collègues des Chambres Fédérales Parfois, à table, il chantait – faux "J'ai du bon tabac". Il citait d'un air moqueur des vers célèbres: "Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne..." Il parlait de ses lectures. Il comparait le style de Proust à celui de Flaubert et à celui de Saint-Simon. Des "Faux monnayeurs", il disait: "400 pages pour détruire la famille". Il suivait les débuts de l'aviation et de la psychanalyse. Il commentait l'actualité, le vol de la Joconde, la politique, la guerre, l'accolade de Poincaré et de Clemenceau sur le front des troupes lors de l'armistice. Assis au bas de la table, j'écoutais, j'écoutais. Il parlait peu mais sa conversation nous a formés intellectuellement en nous donnant le goût des idées, politiques surtout. Et cette grande table a laquelle nous nous retrouvions chaque jour avec notre mère, reste pour moi l'image même de la famille. Il me semble que nous étions heureux. En tout cas, nous étions aimés, protégés, dirigés. C'est là que s'est formé notre esprit de famille, profond, inaltérable (sauf colères passagères, car nous sommes passionnés) et qui ne nous a jamais fait défaut. La fête de Noël, célébrée à la suédoise – mon père debout lisant l'Évangile – était chaque année le point lumineux de notre vie familiale.

Le Mayen de Haute-NendazCependant, nos grandes vacances au Mayen eurent encore plus d'importance. J'ai gardé le souvenir d'un article de mon père dans "La Suisse Libérale" qui commençait par ces mots: "Sur un coteau ensoleillé du Valais, je possède un champ de pommes de terre". Cette litote cache beaucoup de choses. Dans la vallée de Nendaz, mon père avait hérité d'un vieux chalet construit par mon grand-père. C'est le Mayen, entouré de quelques arpents de prés très en pente et dominé par une forêt d'une quinzaine de très grands mélèzes. Le potager n'était qu'un petit clos, moitié légumes, moitié pommes de terre. Mon père, qui n'était pas très habile de ses mains, s'était pourtant réservé l'arrachage de ces braves tubercules. Je pense que c'était pour lui une façon toute symbolique de prendre sa part du travail des hommes, comme je l'avais vu, pendant la guerre, marcher à côté d'une colonne d'infanterie en portant à l'épaule les fusils de deux soldats fatigués. Donc, entre 10 et 11 heures, lâchant sa plume, il s'armait d'un piochard et d'une corbeille, et s'en allait tout gaillard "décreuser" une ligne de pommes de terre.

Car dès les premières années du siècle, et avec trente ans d'avance, il avait compris et nous avait montré les vertus et les plaisirs de l'eau froide et du soleil. L'influence suédoise n'était pas loin. Il passait des heures assis sur l'escalier de pierre, vêtu d'une simple culotte courte de coton blanc et coiffé d'un casque colonial, modèle Livingstone, ramené d'Algérie. Après une semaine, sa peau était rouge écrevisse et c'est dans cet appareil qu'il se promenait dans les pâturages faisant sécher au bout d'une baguette sa chemise qu'il avait enlevée dès le bisse de Saxon. Mais si grande était sa dignité qu'aucun Nendard, passant sur le chemin, pas même Monsieur le curé, n'en a jamais été offusqué.

Nous allions nous promener très souvent dans les champs et dans les forêts. Nous étions nombreux. Nous savions qu'il fallait saluer tous les paysans. Nous marchions en file indienne pour ne pas fouler les récoltes et les prés. Il paraît que les gens, nous voyant passer, disaient: "Voilà la noce de Dardel". Thyra m'a raconté qu'un Nendard, faisant allusion à l'actuelle invasion des touristes, lui avait dit: "Les Dardel, c'est autre chose: ils suivent les sentiers".

Lorsqu'il pleuvait, nous étions tous réunis dans la grande salle dont les placards étaient décorés par des peintres neuchâtelois. L'après-midi ou le soir sous la lampe à pétrole, mon père, revêtu de sa vieille peau de mouton suédoise, nous lisait à haute voix l'Ile mystérieuse, les Aventures de Monsieur Pickwick, la Mare au diable, les pièces de Racine, des ouvrages sur la grande guerre, les Mémoires d'Outre-tombe ou les Souvenirs de Léon Daudet.

Nous vivions au Mayen dans un monde isolé, latin, catholique. C'était une vallée retirée, presqu'encore médiévale, en tout cas plus près de Virgile que de Gambetta. On y parlait un patois dont la cadence et les intonations sont pour moi inoubliables. Ces grandes vacances, un peu sauvages, passées entre nous avec quelques amis – Jean Piaget, entre autres – et quelques cousines suédoises, ont encore renforcé notre union. Nous sentions qu'il y avait dans notre vie de famille quelque chose de rare: l'exemple de nos parents, la personnalité de notre père, ses idées larges, ses principes d'éducation, son total désintéressement.

Mais c'est plus tard que j'ai compris combien il était en avance sur son temps. La séparation de l'Église et de l'État, le respect de la personne, la véritable démocratie, le suffrage féminin – ses trois filles avaient fait des études universitaires – le retour à la nature, toute sa vie, toute sa carrière le confirment: mon père, qui avait consacré toute son existence au bien public, était un homme d'une valeur morale exceptionnelle. Mais il était aussi un précurseur.

"Que dirons-nous donc?" comme écrit Saint-Paul aux Romains. Rien. C'est tout.

Étienne de Dardel
Paris, Noël 1976

Otto


[1]Vivi Burén est née à Ekeby dans la province d'Östergötland, et non pas dans la province du Värmland.

Voir aussi :
Otto de Dardel à Nendaz
Remarques politiques 1918-1919
Fiche généalogique d'Otto de Dardel


Famille Dardel

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