Chronique de la famille Dardel :[1]
Frédéric Auguste Dardel

G A Dardel

Gustave Adolphe Dardel

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par le Dr. Gustave Adolphe Dardel[2]

Nous avons vu Frédéric tenant le moulin de son père pendant huit ans. Cette période fut néfaste : il n'y avait jamais d'argent pour payer les dettes et les réparations. Fin 1878 on essaya d'engager un meunier et un scieur. Ce fut le moment où le docteur décida de se désintéresser des affaires de la famille, qu'il avait fait assez de sacrifices. Pendant ce temps, Frédéric fréquentait, comme on dit là-bas, Cécile Prince-dit-Clottu ; lui écrivait des vers, des billets doux, faisait le jaloux, etc., etc. Cécile Prince, pour satisfaire ses parents, et craignant la mère Dardel, laquelle lui avait interdit de parler à son fils, partit en Russie, où elle resta quatre ans.

Quelle est cette famille Prince-dit-Clottu ? Une famille bourgeoise, citée déjà en 1409 à St-Blaise. L'adjonction dit Clottu provient du fait qu'un des ancêtres, Humbert Prince, mort en 1459, épousa la fille unique, Marguerite, de Vuillemin Petitjaquet et de Vuillemette Clottuz. Cette dernière laissa tous ses biens à sa fille, et les fils de cette alliance prirent de ce fait le nom de Prince dit Clottu. Le père de Cécile était Alexandre Prince, né le 20 avril 1830, maître charpentier. Il s'occupait de construction dans le canton. Le 15 décembre il épousa Cécile Dubied de Boveresse, domiciliée à St-Blaise, née le 16 octobre 1826. De ce mariage naquirent : Sophie Cécile, née le 7 mai 1856 ; Alfred Alexandre, né le 20 décembre 1862 ; Laure Augusta, née le 19 septembre 1864 et Louise Emma, née au Locle le 7 mai 1868.

Tout allait fort bien. Petit à petit le travail manqua, la santé également laissait à désirer. De même, la femme qui souffrait de rhumatisme finit par être plusieurs années alitée. Les filles partirent à l'étranger pour aider les parents. Dans les lettres qui partent de St-Blaise on donne des nouvelles du village et des connaissances, et on dit d'envoyer de l'argent ; à Cécile qu'elle peut être heureuse de ne pas être mêlée aux affaires des Dardel qui vont bien mal ; que Fréderic n'est rien pour elle. Louise Emma est à Moscou comme gouvernante d'enfants chez le célèbre chanteur Chaliapine, et chez le Prince Galitzinne. À cinquante-deux ans, encore vierge, comme elle l'écrit à sa sœur, elle épousa un Aroutof de quarante-sept ans, et va vivre à Sinféropol. Son mari meurt cinq ans plus tard. Alfred travailla dans le canton et se fixa à Genève para la suite. Il eut plusieurs enfants. Alexandre Prince mourut le 18 janvier 1883 ; sa femme en 1896, après plusieurs années clouée dans son lit par ses rhumatismes, soignée par sa fille Cécile et ses petits enfants. D'après son testament, elle léguait à sa fille ses meubles et son argent, en reconnaissance des soins que celle-ci lui avait donné pendant sa longue maladie ; à son petit fils Gustave Dardel cinquante francs et la pendule neuchâteloise avec son cabinet, etc.

Comme nous l'avons vu, Cécile Prince-dit-Clottu, épousa, probablement vers fin août 1882, son amoureux Fréderic Dardel, meunier et scieur, contre le gré de ses parents, qui lui firent savoir... [paragraphe manquant dans l'original]

De ce mariage naquirent trois enfants : Léon, né le 4 décembre 1882 ; Laure Berthe, en 1884[3] et Gustave Adolphe, né le 2 novembre 1887. Les affaires du père ne marchaient guère. Avec trois enfants et une femme dont la mère était toujours souffrante, le beau-père mort en 1883. Tout cela coûtait beaucoup d'argent, et les trois gains ne suffisait plus. Il y avait en outre, à cette époque, peu de travail ; l'été la pêche au filet rapportait quelques sous , l'hiver on travaillait à la scie[rie]. Que faire ? Un neveu du docteur ne voulait pas étudier, le père disparu après la mort de sa femme, il était à la charge du docteur. Encore une fois, qu'entreprendre ?

Une compagnie genevoise avait acheté des terrains au Pecos, dans le Texas, nouveau Mexique d'Amérique, et cherchait des colons pour vendre ses terrains du Wild West. Les articles des journaux aidant, on décida d'émigrer. De nouveau ce fut le docteur, probablement heureux de ne plus avoir toujours sous ses talons son frère et son neveu, lesquels ne voulaient pas suivre ses conseils, qui avança l'argent. Il fut acheté 80 acres à Waud, à 22 km de Eddy, Texas, pour y fonder un domaine et édifier une ferme. Cela fit 10'000 Frs, plus les frais de voyage, achat d'outils, carabine, tabac etc. Il fut signé une convention comme quoi le docteur restait propriétaire pour un tiers. Ainsi Frédéric Dardel et Gustave Schwarzmann, son neveu, s'embarquèrent au Havre pour New York au commencement de février 1892. La femme de Frédéric resta à St-Blaise avec ses trois enfants, préparant le départ pour le moment où les deux colons auront pu un peu s'installer.

Nouveau-Mexique

Les débuts furent difficiles. Il fallut défricher, labourer, semer, creuser des puits pour avoir de l'eau, construire une maison. L'endroit est très beau, à 100 m d'un fleuve très poissonneux. La température est élevée : 22 degrés à midi ; il y a beaucoup de vent qui soulève la terre et vous aveugle ; trois à quatre fois par jour de grosses averses de pluie. Également, plusieurs fois par jour, de grands changements de température, jusqu'à 42 degrés. Dans toutes les lettres on parle de la famille, la femme et le petit Gustave devaient partir le plus vite possible. On fait des recommandations pour le voyage, surtout sur le bateau ne pas laisser le petit une minute seul. Également chaque lettre fait une liste de tout ce qu'il faut apporter : des outils, des fusils, des cartouches, des pipes et du tabac, des graines pour ensemencer, etc., et surtout une bonne montre, car la sienne s'est déréglée. A peine arrivée là-bas, Schwarzmann, qui ne voulait pas travailler, s'en va et prend une place de comptable dans le voisinage. Il partit dans la suite à Galveston, où il se maria et eut plusieurs enfants.

Dardel resta donc seul avec son chien qui lui tenait fidèle compagnie. En mars 1893 il pensa tout vendre et, si la famille n'arrive pas, il rentrera en Suisse. Le départ de la famille est toujours retardé ; les grands coffres sont prêts, mais le docteur n'était pas pressé d'avancer les fonds nécessaires. J'ai vu toute ma vie ce grand coffre avec l'adresse peinte en grandes lettres sur le couverc1e, une peinture noire effaça toutes ces lettres en 1951 et le coffre nous suivit en Amérique du Sud. Quel hasard !

En décembre 1894 le docteur écrit à son frère que Léon est toujours turbulent, qu'il ne sait s'il pourra faire des études ; si la propriété était vendue il fallait trouver autre chose et ne pas rentrer en Suisse, où il n'y avait pas de travail. Il était entendu que la femme rejoindrait son mari avec Léon, et que le petit Gustave resterait en Suisse afin qu'il puisse apprendre quelque chose et plus tard on verrait. En attendant les enfants allaient à l'école du village.

Léon, garçon turbulent, partit plus tard en apprentissage à Oerlikon. Ensuite il étudia au Politechnikum de Berthoud d'où il sortit comme ingénieur électricien. Engagé au Motor Columbus à Baden il fut envoyé de là par la fabrique en Belgique, en France, en Italie, pour y installer des usines électriques. Il se maria en France, Savoie, où il dirigeait une usine. Il n'eut pas d'enfant. Revint en Suisse pour faire son service militaire, il était canonnier de forteresse, devint caporal. Je l'ai très peu connu. Il mourut relativement jeune, probablement d'un cancer de l'œsophage.

Berthe fit des études à l'école supérieure de Neuchâtel, qu'elle termina par un diplôme. Elle partit ensuite à Berlin chez sa cousine et marraine Schwarzmann, où elle apprit l'allemand, ensuite en Angleterre pour apprendre bien l'anglais. De retour, elle donna des leçons au pensionnat, et vivait chez le docteur, son oncle. Plus tard, désirant se perfectionner dans la musique, elle fut envoyée au conservatoire de Francfort, où elle resta quatre ans. C'est là qu'elle connut Alfred Perregaux, étudiant en théologie de Neuchâtel, études qu'il ne termina pas pour étudier le chant (baryton). Les deux diplômés du conservatoire rentrèrent en Suisse, et peu de temps après se marièrent. Ils habitèrent la maison des parents Perregaux à Neuchâtel, donnèrent des leçons en ville et dans les environs, et eurent deux enfants: Jean-Pierre, qui devint mathématicien, s'occupant d'assurances, et une fille, Nonette, qui toute petite déjà donnait de concerts de piano. Nous verrons plus loin ce qu'advint du troisième enfant, Gustave.

D'après ce qui précède il semble bien que la réunion de la famille en Amérique ne se produisit pas. Malgré toutes les lettres avec les prières de venir au plus vite, malgré toutes les indications et précautions à prendre en voyage, le jour du départ n'arrivait pas ; ou bien on attendait que la propriété soit vendue et une autre achetée, ou on attendait que le petit Gustave soit guéri d'une scarlatine ; ou le docteur n'était pas décidé d'avancer les fonds nécessaires pour le voyage. Bref, le pauvre homme resta seul dans son Pecos, travaillant pour améliorer le travail commencé et augmenter la valeur de la propriété, pensant mieux la vendre et acheter autre chose de plus favorable.

En 1895 il mourut subitement d'un accident de cheval, de ce cheval duquel il était si fier et qu'il ne voulait pas vendre pour beaucoup d'argent. Schwarzmann, qui travaillait dans une ville voisine comme comptable, vendit les terrains et tout ce qui existait là-bas, brûla la correspondance et ainsi toute l'affaire du Pecos, qui aurait pu devenir quelque chose de grand (pétrole du Texas) s'effondra, engloutissant beaucoup d'argent et la vie d'un homme. Mort tout seul dans ce pays du Wild West, il repose dans le cimetière de Eddy, New Mexico. Le mal du pays, les privations, l'isolement, le grand travail fourni, tout cela n'a pas été récompensé ; bien au contraire. Aujourd'hui on peut se demander ce qui serait arrivé de la famille si ce tragique accident ne s'était pas produit. Serions-nous des farmers américains ? Dieu seul le sait, car il connaît ses voies.

Pour les enfants cette mort ne fut pas prise au tragique. Ils étaient trop jeunes, et n'avaient pour ainsi [dire] pas connu ce père. Pour la veuve, par contre, ce fut un grand choc. Avec trois enfants, une mère alitée, c'était une situation bien difficile. En 1896 meurt sa mère, ce qui fut une délivrance après des années de souffrances. Ainsi la veuve resta seule, comptant sur l'aide du docteur. Léon est envoyé dans un collège à St-Gall, Berthe à l'étranger, et Gustave resta seul avec sa mère. Il n'avait pas huit ans à la mort de son père, il était un petit joufflu à pantalons courts.

En 1897 le docteur se marie, faisant un contrat de mariage par lequel sa femme recevrait à sa mort 10'000 Frs., renonçant par-là à tout héritage, qui serait destiné aux neveux et nièces, et à ses sœurs. La femme du docteur, femme de grand cœur, accepta de prendre chez elle le petit Gustave pour faciliter la vie de la veuve, laquelle, comme sa mère, commençait également à souffrir de rhumatismes, surtout dans les mains, ce qui la gênait beaucoup dans son travail. Seule, elle continua à vivre dans l'appartement de sa mère, à la ruelle des Voûtes. Une fois la maison de la ruelle Crible à nous, elle vint habiter le premier étage, où elle put vivre tranquille et sans soucis, la plus part du temps alitée, vu qu'elle avait de la peine à se mouvoir, les mains déformées par la maladie de Dupuytrien. En 1925 elle mourut tranquillement âgée de 69 ans. Son corps fut conduit au crématoire de Neuchâtel, et ses cendres déposées dans une niche.

Ainsi s'est terminée une vie de renoncement, de souffrances et de soucis. Son mari mort jeune, ses enfants élevés par un beau frère, qu'elle n'aimait probablement pas, vu qu'il avait aidé au départ de son mari et n'avait pas favorisé son départ à elle, alors qu'elle était toujours attendue, la plus part du temps vivant seule, attendant les courtes visites de ses enfants.


Montevideo, 1956


[1] Texte reçu de Magalí Dardel, la petite-fille du docteur et donc l'arrière-petite-fille de Frédéric Auguste. Le texte publié ici commence comme si c'était une suite à des chapitres antérieurs, mais je n'en ai pas la trace. Cet extrait raconte la vie de Fédéric Dardel, qui, à une époque où la vie en Suisse était difficile, décida d'émigrer en Amérique.

[2] Gustave était le fils cadet de Frédéric. J'ai corrigé les fautes d'orthographe les plus manifestes du texte, mais pas les fautes de style. Gustave-Adolphe vivait depuis de longues années en Uruguay où il est mort en 1969.

[3] Laure-Berthe est née en 1885 selon la généalogie Dardel.



Voir aussi :
Fiche généalogique de Gustave Dardel
Fiche généalogique deFrédéric Dardel
L'article sur le cancer selon Gustave Dardel



Famille Dardel

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