Lucien de Dardel
16 mars 1954
J'ai été le premier à rire de l'entrefilet que me dédie dans son dernier numéro, sous le titre « La tradition se perd... », L'organe du Parti radical neuchâtelois, « Le National ». Le « National » s'amuse de ce que, dans mon compte rendu du débat du 9 mars sur les chevrons au Grand Conseil, j'aie observé que la députation radicale s'était montrée bien peu loquace et qu'aucune voix autorisée dans ses rangs n'avait esquissé la moindre défense des grands ancêtres. Signe des temps, ajoutais-je.
A quoi le « National » rétorque:
La défense des grands ancêtres! Et cette remarque est signée Lucien DE Dardel! Dans la « Sentinelle », nous le répétons. Comme « signe des temps », qui dit mieux?
Qui dit mieux? Eh bien! Je répondrai au « National », s'il veut bien me permettre d'être aussi pointilleux sur l'histoire de mes ancêtres qu'on l'est à Neuchâtel sur l'histoire des chevrons. Car quelquefois les apparences sont trompeuses. Je n'ai, en effet, jamais eu d'ancêtres au camp des royalistes neuchâtelois.
Sous l'ancien régime, mes aïeux, dont le nom est cité dès le XIIe siècle à Saint-Blaise, ont partagé le sort de tous les Neuchâtelois. En 1810, mon arrière-grand-père[1], capitaine au service de la Compagnie des Indes, fut anobli par le roi de Suède. Il n'est rentré au pays que pour y mourir, dans les années 1860, et il n'a jamais été hostile, que je sache, au nouveau régime. Un de ses deux fils[2], qui faisait ses classes à Neuchâtel dans les années 1840, a dû quitter d'un jour à l'autre le pays pour avoir fait une caricature du roi de Prusse ; il a fait souche en Suède, où sa nombreuse descendance directe est encore justement fière du mémorialiste, peintre et caricaturiste[3] qu'il a été de la cour royale, lui-même y ayant eu rang de chambellan du roi Oscar. Son frère, mon grand-père[4], était propriétaire-agriculteur à Saint-Blaise et s'est autant dépensé dans les comités agricoles qu'il a peu fait de politique, mais j'ai toujours entendu que ses opinions étaient républicaines, voire même teintées de radicalisme. Enfin, mon père, Otto de Dardel[5], a été un ardent dreyfusard et je l'ai toujours connu républicain et démocrate. Les démêlés qu'il a eus avec le clan des « aristos » de son parti sont sans doute encore dans quelques mémoires.
Il m'arrive même, pour me donner du cœur au ventre, de relire les magnifiques articles qu'il a écrits contre les doctrines d'Action française, à l'époque où le maurrassisme commençait à montrer le bout de l'oreille dans son journal (dont il n'était d'ailleurs plus rédacteur à ce moment-là).
Tels sont mes ancêtres, MM. du « National », et après ce que je vous en dis, j'espère que vous conviendrez que, pour moi, la tradition ne se perd pas tant que ça... Mais pour vous?... Où avez-vous relégué vos grands ancêtres de la Révolution? Et si vous prétendez les continuer, les honorer et les défendre comme je vous l'ai vu faire le 9 mars au Grand Conseil, sous le signe des chevrons, alors faites-moi la grâce de comprendre pourquoi c'est de la Montagne et de la « Sentinelle » que je vous réponds.
L. D.
La Sentinelle, La Chaux-de-Fonds, 16 mars 1954
Lucien de Dardel était un journaliste engagé, comme son père Otto.
Notes et liens
[1] Georges-Alexandre de Dardel (fiche généalogique)
[2] Fritz von Dardel (fiche généalogique)
[3] Fritz von Dardel (page détaillée sur l'œuvre du peintre)
[4] Louis-Alexandre de Dardel (fiche généalogique)
[5] Otto de Dardel (fiche généalogique)
Voir aussi :
Otto de Dardel par son fils Étienne
Voir aussi une page sur l'anoblissement de Georges-Alexandre.
Fiche généalogique de Lucien de Dardel